Au secours ! Tout va trop vite !
L’homme contemporain remonte désespérément une pente qui s’éboule. Nous fonçons pour rester à la même place, dans un présent qui fuit sans cesse. Car si nous arrêtons une seconde de courir – après le travail, nos courriels, nos rendez-vous, nos obligations, notre argent, après le temps qui file – nous tombons. Dans le chômage, la pauvreté, l’oubli, la désocialisation.
Voilà le portrait du moderne, selon le sociologue allemand Hartmut Rosa. Le temps désormais s’accélère et nous dévore, comme hier Cronos ses enfants. L’accélération technique, au travail, sur les écrans, dans les transports, la consommation, a mené à l’accélération effrénée de notre rythme de vie. Puis a précipité le changement social. Rien n’y résiste.
Les métiers changent en quelques années, les machines en quelques mois, aucun emploi n’est assuré, les traditions et les savoir-faire disparaissent, les couples ne durent pas, les familles se recomposent, l’ascenseur social descend, le court terme règne, les événements glissent.
L’impression de ne plus avoir de temps, que tout va trop vite, que notre vie file, l’impression d’être impuissant à ralentir nous angoisse et nous stresse. Ainsi Hartmut Rosa, 45 ans, professeur à l’université Friedrich- Schiller d’Iéna, développe sa « critique sociale du temps » de la « modernité tardive » dans sa magistrale étude, Accélération (La Découverte, 2010).
Le monde est à portée de main…
Après les études inquiètes de Paul Virilio sur la vitesse, Hartmut Rosa examine la dissolution de la démocratie, des valeurs, de la réflexion, de notre identité, emportées par la vague de l’accélération. Entretien de rentrée, alors que déjà, tous, congés derrière nous, on se magne.
C’est la reprise, le moment où on ressent avec le plus d’acuité la façon dont nos vies s’accélèrent. Nous avons même souvent le sentiment que les vacances se sont passées à toute allure. Comment expliquer ce sentiment d’urgence permanent ?
Hartmut Rosa : Aujourd’hui, le temps a anéanti l’espace. Avec l’accélération des transports, la consommation, la communication, je veux dire « l’accélération technique », la planète semble se rétrécir tant sur le plan spatial que matériel.
Des études ont montré que la Terre nous apparaît soixante fois plus petite qu’avant la révolution des transports. Le monde est à portée de main. Non seulement on peut voyager dans tous les coins, rapidement, à moindres frais et sans faire beaucoup d’efforts, mais on peut aussi, avec l’accélération des communications, la simultanéité qu’elle apporte, télécharger ou commander presque chaque musique, livre ou film de n’importe quel pays, en quelques clics, au moment même où il est produit.
Cette rapidité et cette proximité nous semblent extraordinaires, mais au même moment chaque décision prise dans le sens de l’accélération implique la réduction des options permettant la jouissance du voyage et du pays traversé, ou de ce que nous consommons. Ainsi les autoroutes font que les automobilistes ne visitent plus le pays, celui-ci étant réduit à quelques symboles abstraits et à des restoroutes standardisés.
Les voyageurs en avion survolent le paysage à haute altitude, voient à peine la grande ville où ils atterrissent et sont bien souvent transportés dans des camps de vacances, qui n’ont pas grand-chose à voir avec le pays véritable, où on leur proposera de multiples « visites guidées ». En ce sens, l’accélération technique s’accompagne très concrètement d’un anéantissement de l’espace en même temps que d’une accélération du rythme de vie.
Car, même en vacances, nous devons tout faire très vite, de la gymnastique, un régime, des loisirs, que nous lisions un livre, écoutions un disque, ou visitions un site. Voilà pourquoi on entend dire à la rentrée : « Cet été, j’ai fait la Thaïlande en quatre jours. » Cette accélération des rythmes de vie génère beaucoup de stress et de frustration. Car nous sommes malgré tout confrontés à l’incapacité de trop accélérer la consommation elle-même.
S’il est vrai qu’on peut visiter un pays en quatre jours, acheter une bibliothèque entière d’un clic de souris, ou télécharger des centaines de morceaux de musique en quelques minutes, il nous faudra toujours beaucoup de temps pour rencontrer les habitants, lire un roman ou savourer un air aimé. Mais nous ne l’avons pas. Il nous est toujours compté, il faut se dépêcher. C’est là un des stress majeurs liés à l’accélération du rythme de vie : le monde entier nous est offert en une seconde ou à quelques heures d’avion, et nous n’avons jamais le temps d’en jouir.
Et la « to do list » peut s’avérer épuisante !
Selon vous, l’accélération de la vie se traduit par l’augmentation de plus en plus rapide du nombre d’actions à faire par unité de temps. C’est-à-dire ?
Ces jours-ci, les gens rentrent de congés et déjà tous, vous comme moi, se demandent comment ils vont réussir à venir à bout de leur liste de choses « à faire ». La boîte mail est pleine, des factures nouvelles se présentent, les enfants réclament les dernières fournitures scolaires, il faudrait s’inscrire à ce cursus professionnel, ce cours de langue qui me donnerait un avantage professionnel, je dois m’occuper de mon plan de retraite, d’une assurance santé offrant des garanties optimales, je suis insatisfait de mon opérateur téléphonique, et cet été j’ai constaté que je négligeais mon corps, ne faisais pas assez d’exercice, risquais de perdre ma jeunesse d’allure, si concurrentielle.
Nous éprouvons un réel sentiment de culpabilité à la fin de la journée, ressentant confusément que nous devrions trouver du temps pour réorganiser tout cela. Mais nous ne l’avons pas. Car les ressources temporelles se réduisent inexorablement.
Nous éprouvons l’impression angoissante que si nous perdons ces heures maintenant, cela serait un handicap en cette rentrée sur les chapeaux de roue, alors que la concurrence entre les personnes, le cœur de la machine à accélération, s’aiguise.
Et même si nous trouvions un peu de temps, nous nous sentirions coupables parce qu’alors nous ne trouverions plus un moment pour nous relaxer, passer un moment détendu avec notre conjoint et nos enfants ou encore aller au spectacle en famille, bref profiter un peu de cette vie. Au bout du compte, vous voyez bien, c’est l’augmentation du nombre d’actions par unité du temps, l’accélération du rythme de vie qui nous bouscule tous.
Article Le Monde, Propos recueillis par Frédéric Joignot, 30/08/2010