Management : approche humaine ou stratégique (2/5)
L’article précédent retraçait quelques étapes des débuts de l’organisation du travail, notamment avec les approches de Frederik Taylor, : une des suites logiques de la segmentation du travail a été de différencier, dans le travail, la fonction d’ouvrier et celle du contremaître, contribuant ainsi à ancrer, dans la culture managériale, l’importance du contrôle pour obtenir le maximum en matière de productivité.
La dimension humaine dans le rapport au travail allait-elle en être altérée ou diminuée au seul prix de l’amélioration de la productivité ?
Le rapport humain
Ce ne fut pas l’avis d’Elton Mayo. Ce psychologue et sociologue australien est considéré comme l’un des pères fondateurs de la sociologie du travail. S’appuyant sur les travaux de Taylor, il s’est employé, dans les années 1930, à démontrer combien l’isolement et la non reconnaissance du travailleur ne sont pas le meilleur angle de productivité. Face à la seule prise en compte des techniques et conditions matérielles d’organisation, il a mené des études afin de mesurer les impacts motivationnels de la restauration de certains « avantages ».
A la Western Electric Company (Chicago), Mayo et une équipe de chercheurs conduisirent des expériences sur la relation à l’environnement et la productivité du travail. Ils débutèrent par l’amélioration de l’éclairage et quelques autres conditions techniques. Même si les résultats marquaient une orientation intéressante, ils n’étaient pas suffisants pour affirmer une conclusion scientifique.
Mayo refonda son projet et son équipe autour de méthodes différentes. Par exemple, des interviews avec chaque salarié permirent de mieux comprendre leurs attentes, leurs attitudes, leurs ressentis devant la direction et les pratiques d’encadrement. L’entreprise s’appuya sur ces retours pour améliorer les conditions de travail et d’encadrement. Les résultats permirent à Mayo de démontrer combien la prise en compte de l’humain est un réel facteur d’accélération de la productivité. Ainsi, le seul fait de leur donner l’autorisation de parler, d’échanger entre eux, pendant qu’ils travaillaient, démontra précisément que les rendements étaient meilleurs.
Ces travaux éclairèrent beaucoup sur l’impact de l’émotion et de la reconnaissance dans la relation. Et ce fut naturellement la naissance des « Ressources humaines », confirmant que le mieux-être accentuait la productivité. L’entreprise comprend que l’ouvrier peut être plus performant, autrement qu’avec le bâton et elle ajuste ses ressources humaines pour que la motivation produise de nouveaux effets.
Pour le manager, une fonction complémentaire se fait jour : se centrer davantage sur la relation individuelle ou d’équipe. Il doit désormais animer.
La stratégie d’entreprise
Dans ce même début du XXème siècle, d’autres écoles se penchent aussi sur le développement structurel de l’entreprise avec les réflexions autour de l’administration et de la stratégie.
La stratégie d’entreprise, menée par les cadres, consiste à orienter les activités d’une organisation sur le long terme, afin de répondre au mieux aux besoins du marché. Elle engage complètement l’avenir en se focalisant sur un ou plusieurs avantages concurrentiels à obtenir grâce à la reconfiguration (en continu) de ses ressources et compétences. Il s’agit de travailler sur la différenciation afin de demeurer leader (ou de le devenir). L’université de Harvard, dans les années 50, a principalement différencié deux types de stratégies :
• La stratégie de coût : comment améliorer la production et être les moins chers ?
• Une stratégie d’innovation : comment nos produits sont uniques puisque nous sommes les seuls à les produire ?
Il va sans dire que le principal axe de différenciation stratégique porte, encore aujourd’hui, sur les coûts ; et les entreprises « doivent » être pilotées pour gagner des marchés et donc être concurrentielles. Ce principe de stratégie redonne force aux ingénieurs et administrateurs, totalement focalisés sur des lignes politiques à défendre. En contre effet, cette position diminue le poids des Ressources Humaines, elles-mêmes attendues pour servir les stratégies à défendre. Ainsi, le manager, même s’il a pour fonction d’animer la relation, de booster la motivation doit prioriser l’efficience de la stratégie d’entreprise.
Dans la continuité, ces questions de priorités, de stratégies posent la question de l’organisation ! Comment s’organise l’entreprise pour être efficace et bénéficiaire ?
Les premières et grandes réponses remontent au début du XXème siècle, avec Henri Fayol qui, fort d’une expérience de 30 ans comme directeur d’une mine, publie ses réflexions et travaux sur l’administration (ce que l’on nomme aujourd’hui management et gestion de l’entreprise). Il initie le découpage de l’entreprise en différents secteurs (technique, commerce, finance, administratif…) et structure l’ensemble par la pyramide assez directive que nous employons encore aujourd’hui : selon lui, pour bien administrer il faut une structure claire et la ligne hiérarchique sert à faire remonter et descendre l’information. Même si cette structuration a des vertus, on sait aussi que la circulation de l’information et le lien entre les services sont justement devenus aujourd’hui des points d’achoppement, d’incompréhension, de ralentissement. Depuis des années, on parle de « raccourcir la ligne hiérarchique », mais l’empreinte pyramidale demeure. Voici encore une autre fonction du manager : décider et transmettre.
Structure et pouvoir
Derrière cette approche de la « transmission », la question du pouvoir devient complexe à son tour : si la première fonction du manager est de décider, le pouvoir demeure découpé et divisé au travers de la ligne hiérarchique.
C’est la naissance de la bureaucratie dans laquelle les salariés deviennent davantage « acteurs » que « décideurs ». Or, naturellement, les acteurs fonctionnent avec une stratégie de pouvoir…
C’est Michel Crozier, père de l’analyse stratégique, qui va éclairer cette difficulté : selon lui, les relations de pouvoir apparaissent comme le principal élément structurant de l’organisation. Mais, loin de reproduire l’organigramme, elles reposent sur des données implicites, notamment la maîtrise des « zones d’incertitude » (Comme par exemple, avec la secrétaire qui fait barrage, avec les responsabilités à répartir entre une équipe de production et une autre d’entretien lorsqu’une machine tombe en panne, avec le processus qui oblige à passer par un interlocuteur précis pour transmettre une information…). Ainsi, l’acteur n’est pas totalement contraint, il a une certaine marge de liberté. Son comportement est le résultat d’une stratégie rationnelle ! Mais cette rationalité n’est pas pure, elle est limitée : les acteurs ne prennent pas toujours les décisions optimales, mais celles qu’ils jugent satisfaisantes compte tenu de leur information, de la situation et de leurs exigences. Crozier démontre également comment la centralisation et la multiplication des règles aboutissent à la constitution de « cercles vicieux bureaucratiques » qui rigidifient l’organisation. Ainsi, le manager, pourtant en charge de la décision, perd le pouvoir devant la bureaucratie !
Face à cette complexité inscrite dans la culture du management, il est intéressant d’observer la situation à laquelle nous parvenons aujourd’hui et de montrer combien l’humain demeure une clé.
Henri Mintzberg a défini la configuration structurelle de l’organisation, distinguant différentes structures d’entreprise dans lesquelles la place du rapport humain varie énormément :
• La structure d’associé : deux ou trois personnes se concertent pour agir, réfléchir, décider. Elles fonctionnent en permanence sur la base de l’ajustement mutuel. Tout se discute et se partage.
• La structure solaire : la direction de l’entreprise est au cœur de l’organisation : elle est en relation avec l’ensemble du personnel et centralise les décisions. Tout rayonne depuis le chef et les décisions sont centralisées : celui-ci doit être partout et on ne décide rien sans lui.
• La structure fonctionnelle : lorsque l’entreprise croît, il devient nécessaire de modifier sa structure. Les activités similaires peuvent alors être regroupées de façon cohérente en entités spécialisées et homogènes, appelées « fonctions » (fonction commerciale, fonction R&D, fonction financière…) et placées sous la responsabilité d’un directeur. Dans la mesure où la ligne hiérarchique est souvent développée, la prise de décision peut être ralentie et donc empêcher une adaptation rapide aux évolutions. Ensuite, la spécialisation induit le risque que chacun privilégie sa propre fonction et néglige de comprendre ce qui se passe dans les autres fonctions.
• La structure divisionnelle : avec la croissance de l’entreprise et sa diversification, les défauts de la structure fonctionnelle peuvent l’emporter sur ses avantages. Il convient alors de découper l’entreprise non plus en fonctions mais en unités homogènes, c’est-à-dire en divisions spécialisées par types de produits, de clientèles. Si cette structure offre des avantages en matière de décentralisation, de coordination et même de flexibilité, elle suscite aussi un certain nombre de risques, comme celui de dispersion des ressources entre les divisions (chacune d’elles comprenant les mêmes services fonctionnels : service comptable ou service marketing, par exemple), le risque de conflits entre les différentes divisions pour l’obtention de ressources et le manque de cohérence globale de l’entreprise lors de la mise en place de nouvelles divisions autonomes qui viennent grossir la structure et cherchent chacune à privilégier leurs intérêts.
• La structure matricielle : elle combine un découpage par fonctions et par divisions et même par zones géographiques pour les entreprises multinationales, afin d’éviter les inconvénients des structures fonctionnelles et divisionnelles. L’entreprise favorise les relations transversales et la collaboration entre salariés sur un thème commun (conception d’un véhicule par exemple). Mais la structure matricielle soulève aussi un certain nombre de difficultés, notamment en rendant la coordination difficile. En remettant en cause le principe d’unité du commandement, elle place en effet les individus dans une situation particulière puisque ceux-ci se retrouvent sous la responsabilité de plusieurs supérieurs (un responsable de fonction et un responsable de division par exemple). Il peut s’ensuivre des confusions quant au rôle des différents supérieurs ainsi que des difficultés de communication entre les responsables fonctionnels et de divisions, ce qui peut ralentir la prise de décision.
Face à toute cette complexité, il est intéressant de constater que les entreprises qui s’en sortent le mieux sont précisément celles qui, face à leur organisation, parviennent à réintroduire la base de la structure d’associé, c’est-à-dire l’ajustement mutuel par lequel les compromis, la compréhension mutuelle, le sentiment d’appartenance et l’adhésion au projet comme à l’équipe sont relancés. C’est le principe de « l’entreprise libérée », qui accorde plus d’autonomie et donc de confiance à ses collaborateurs en supprimant les contrôles inutiles et diminuant le poids de la hiérarchie. C’est un cap que beaucoup d’entreprise hésitent à entreprendre, notamment par la crainte d’absence de contrôle et la peur de perte de pouvoir. On mesure là encore combien la culture managériale est marquée par ses racines.
Une des pistes est alors de travailler sur l’aura du manager, son charisme…
Article précédent :
• Comprendre le management : origine et culture (1/5)
Articles suivants :
• Et si le charisme était une solution ? (3/5)
• Quel est aujourd’hui l’environnement du manager ? (4/5)
• Les véritables leviers du manager (5/5)