L'ANGOISSE DES DIRIGEANTS...
Ce n’est un secret pour personne, enfin presque…
Les dirigeants connaissent de plus en plus de doutes, d’inquiétudes et même d’angoisses. Lors des consultings que je mène auprès d’eux, je suis souvent impressionné par leur solitude, leur désarroi, lorsqu’ils sont calés au fond de leur bureau, dans le fauteuil en cuir. Ils sont pensifs face à l’instabilité, à la fragilité. Je remarque quatre types principaux d’angoisses :
- « Vais-je être en capacité de faire face aux enjeux du futur encore inconnus des autres ? »,
- « Serai-je suivi pour ces choix, pour cette stratégie ? »
- « Je dois, à chaque instant, me tenir prêt à tout ! »
- « Au-delà de ma capacité à réagir, je dois entretenir une lucidité permanente »
C’est ce que l’on appelle vivre la pression.
Tel un immense rideau d’altocumulus annonciateurs d’orages, les menaces s’accumulent sur les bureaux des grands chefs. De la PME au groupe international, les confidences convergent vers un faisceau de contraintes qui fait masse. Déployez les paratonnerres, SVP ! Ça va chahuter sec.
« Serai-je capable de tenir la route ? »
Au premier rang des inquiétudes des dirigeants se trouve une sensation bien humaine, séculaire, consubstantielle à la force et la fragilité des êtres que nous sommes : être capable de tenir la route…
En quoi consiste cette capacité-là ? De quels ingrédients se nourrit-elle ? D’abord, de la crainte d’être lent. La Fontaine serait-il en mesure d’écrire aujourd’hui « Le lièvre et la tortue » ? Pas si sûr. La vitesse et la variété des transformations en cours dépassent le temps incompressible à édifier sa propre résilience. Le manque d’idées originales complète le dispositif anxiogène. Auquel s’ajoutent une série de constats enregistrés aux divers niveaux de son organisation :
- La difficulté du passage à l’acte
- Le manque de recul
- Le trop plein de certitudes, généré souvent pas la facilité à ne répéter que ce qui a marché hier
- L’affaiblissement du niveau de culture générale
- La non transmission ou la non compréhension de lignes conductrices claires
- L’habitude du secret
- La perte de la confiance en sa propre intuition
- L’insensibilité face aux clients
- Le manque d’expérience sur le terrain (cas des dirigeants « parachutés »)
- Et la peur de l’échec, qui n’a rien d’original, mais qui couronne toute cette catégorie d’alarmes liées à l’individu, à son caractère, à ses forces et faiblesses intrinsèques.
La solitude
Viennent ensuite les peurs attachées à la solitude du coureur de fond ou celle du gardien de but au moment du pénalty. L’isolement ! Ce poison-là prolifère via quatre grandes rivières :
- Le repli sectoriel : le dirigeant qui ne voit midi qu’à la porte de son secteur d’activité, alors que services et produits se mélangent résolument.
- Les silos techniques : l’expert et son jargon (esprit de chapelle) !
- L’incompréhension complète du monde digital qui s’annonce…
- L’avènement de conflits sévères inter générations, dont l’ampleur dépassera celle des années 60, pour atteindre des sommets d’incompréhension opérationnelle, ne serait-ce qu’au niveau du langage (les jeunes diplômés d’aujourd’hui n’avouent-ils pas eux-mêmes, déjà, leurs difficultés à « comprendre » leurs propres petits frères ou petites sœurs, qui n’ont que trois ou cinq ans d’écart avec eux !).
Les dirigeants élargissent ces problèmes de communication au péril, non surévalué, de noyade dans le magma du Big Data. De quoi démotiver des régiments entiers de « plus de quarante ans ».
Dans cette catégorie-ci, le risque de dissémination de l’énergie renvoie à l’absence de projet collectif, comme si la recherche de nouvelles formes de consensus restait inaboutie. Car si l’économie collaborative fait la « Une » des journaux, elle n’a ni franchi le seuil d’une grande majorité d’organisations, ni convaincu leurs dirigeants.
Vais-je pouvoir faire face à tout ?
En troisième lieu, nous citerons la peur qui tourne autour de la prise de risques.
« Suis-je vraiment prêt à tout ? » Je pourrais faire le dos rond. Après tout, voilà bien un réflexe animal de protection devant l’agression ou une conjecture mauvaise. Mais combien de temps puis-je tenir ainsi, dans ces temps de crises structurelles ? Comme les réponses toutes faites, qui ne font plus illusion, nier l’évidence d’une rupture (technologique, sociétale, comportementale, scientifique…) peut vous faire tomber de haut, et bien précipitamment. Gagner du temps ? La belle affaire ! Conséquence de notre soif grandissante de cohérence, les collaborateurs deviennent impitoyables devant le grand écart entre un discours « x » destiné à l’extérieur et des pratiques « y » pratiquées en interne à leur organisation. Pas de pitié pour les dirigeants. Et gare aux gadgets ! Le niveau d’exigence des collaborateurs rejoint celui des clients.
Mieux vaudra assumer une seule et même « story » pour tous. Et pour ce faire, rien ne vaut la « contextualisation ». Derrière ce mot barbare, une urgente priorité : se reconnecter avec le monde environnant, faire de son organisation le cœur d’un écosystème branché sur la vie réelle, les influences, les idées, les suggestions, les parti pris des uns et des autres. Quitte à modifier substantiellement sa chaîne de création de l’offre pour y intégrer le maximum de valeurs ajoutées externes. Un co-développement générateur d’appréhension car il brise le pouvoir de concentration de l’organisation. Mais le monde de demain valorisera avant tout le capital relationnel (l’aptitude à se connecter à la bonne personne, au bon endroit, au bon moment), plutôt que le seul capital humain .
La lucidité en berne !
Enfin, pour conclure, une angoisse moins évidente, car moins visible que les trois précédentes : le manque de lucidité, ou l’absence de vision pour après-demain. L’immédiateté ressemble de nos jours à un piège à souris. Cette petite boite en carton, remplie de grains alléchants, dont on ne ressort pas vivant. Le manque de temps pris pour se projeter est mortel. 75 % de la croissance mondiale des dix prochaines années se fera dans 15 pays, tous émergents, de l’Indonésie au Mexique, en passant par les Philippines et le Nigéria. Comment passer délibérément à côté de cette évidence-là ? Comment oser penser que ces pays se contenteraient de répliquer nos modèles de consommation et de management ? Comment croire que nos marchés locaux se suffiront à eux-mêmes ? Le cloisonnement, voilà un autre danger, de même nature que le dos rond. Comment éviter le risque de rendre le « made in France » moins banal ? Comment dépasser nos mésententes (européennes, gauloises, familiales…) pour mieux nous concentrer sur l’innovation et son déploiement ? Comment mieux préparer sa succession à la tête de son organisation ? Comment ne plus oser faire confiance à son intuition, fruit de siècles de développement et de savoir-faire ? Comment en arriver à ne pas reconnaître et vivre avec un client toujours plus instable, exigeant, capricieux ? La peur, ici, prend le visage d’un myope aux yeux tristes, qui n’aurait plus confiance en lui-même.
Voilà ce qui peuple les mauvais rêves de nos dirigeants.
Et pourtant, quels sont les obstacles qui les empêcheraient de s’oxygéner l’esprit, de retrouver le sens du développement et le désir de projets partagés ? De sortir de ses références ordinaires, de tester en permanence de nouveaux espaces stratégiques, de renouer le contrat de confiance managérial dans l’entreprise ?
Des obstacles à cette oxygénation ? Il n’y en a pas.
Ceux qui croient l’inverse souffrent de migraines causées par de funestes clôtures mentales, chimériques et mortifères. Quels obstacles ? Ne s’agirait-il pas plutôt de tremplins de toutes sortes, pour des sauts toujours plus élevés ?