ÊTRE OU AVOIR, TELLE EST LA QUESTION !
Qu’il en soit conscient ou non, le comportement d’un individu est motivé par la satisfaction de ses besoins, dont la satisfaction est l’une des principales conditions de sa survie, de son développement et de son émancipation.
John Maynard Keynes affirmait qu’il existe deux catégories de besoins. « Or il est vrai que les besoins des êtres humains peuvent paraître insatiables. Mais ils peuvent être rangés selon deux catégories : les besoins absolus, en ce sens que nous les éprouvons quelle que soit la situation de nos semblables ; les besoins relatifs, en ce sens que nous ne les éprouvons que si leur satisfaction nous procure une sensation de supériorité vis-à-vis de nos semblables. Les besoins qui rentrent dans la seconde catégorie, qui satisfont notre désir de supériorité, peuvent bien en effet être insatiables, car plus le niveau s’élève, plus eux aussi grandissent. »
Malgré ce constat, de nombreuses personnes affirment qu’il faut limiter nos besoins. Cette affirmation est une erreur de raisonnement qui est entretenue par la confusion entre les besoins et les moyens de les satisfaire.
Étant donné que ce ne sont pas les besoins, mais les moyens qui sont illimités, cette confusion nous empêche de concevoir que ce ne sont pas les besoins, mais les moyens qu’il faut limiter. Mais surtout, qu’il est possible de proposer d’autres moyens de les satisfaire.
Dans l’optique d’une réflexion sur les conditions d’un changement de mode de vie individuel et collectif, il apparaît donc nécessaire d’identifier les besoins et de les distinguer des moyens de les satisfaire. Les travaux de recherche d’Abraham Maslow font apparaître cinq niveaux de besoin, ici regroupés en trois catégories :
- Les besoins essentiels (physiologique et sécurité) qui correspondent aux besoins absolus de Keynes. La satisfaction de ces besoins étant graduelle, un besoin inférieur doit être satisfait pour stimuler l’émergence d’un besoin plus élevé. Les besoins essentiels doivent être satisfaits pour permettre à ceux des niveaux supérieurs d’être suffisamment stimulés pour impulser un nouveau comportement.
- Les besoins psychosociaux (appartenance et estime de soi). Tandis que l’insatisfaction des besoins essentiels provoque des souffrances physiques, des maladies et la mort, celle des besoins psychosociaux provoque des souffrances psychiques, des manques et des frustrations qui peuvent également provoquer des maladies et la mort. À l’inverse, la satisfaction régulière et continue de ces besoins supprime les symptômes.
- Le besoin de réalisation de soi qui correspondent aux besoins relatifs. Selon Maslov, « L’épanouissement de la personne représente la puissance de l’être humain psychologiquement adulte, capable d’exprimer totalement l’ensemble de ses intérêts, à se servir de toutes ses aptitudes, de la façon qui lui est propre, dans le but de se réaliser intérieurement et non pas pour afficher extérieurement ses accomplissements en tant que tels. »
Contrairement à l’idée largement répandue par la pyramide des besoins proposée par les consultants en marketing et en management, les moyens destinés à satisfaire les besoins essentiels sont relativement limités. Par contre, ceux destinés à satisfaire les besoins psychosociaux et de réalisation sont quasiment illimités. Selon Erich Fromm, ces besoins peuvent être satisfaits sur le mode « avoir » ou sur le mode « être ». Se distinguant très concrètement dans la manière de les satisfaire, ces deux modes de satisfaction ne sont pas de simples concepts abstraits.
Comment satisfaire le besoin de sécurité ?
La satisfaction du besoin de sécurité consiste à garantir la satisfaction des besoins physiologiques et à se protéger des différents dangers qui les menacent. La satisfaction de ce besoin sur le long terme permet à l’individu de s’ouvrir aux autres et de se projeter dans l’avenir. Se sentant en sécurité, il est motivé à expérimenter de nouvelles activités de socialisation et d’expression pour satisfaire ses besoins supérieurs.
À l’inverse, un climat d’insécurité, de précarité et d’instabilité provoque un état de stress qui fragilise sa santé physique et psychique. Le mal-être consécutif à l’intensification de ce climat d’insécurité peut conduire à une perte de confiance en soi, au repli sur soi, à la consommation d’antidépresseurs, à des maladies et au suicide.
Selon Erich Fromm, la satisfaction du besoin de sécurité peut s’exprimer sur le mode « avoir » et le mode « être ».
La distinction entre ces deux moyens de concevoir la sécurité est facilement identifiable. La sécurité sur le mode « avoir » consiste à accumuler toujours plus d’argent et de bien matériel. Paradoxalement, l’individu qui construit sa sécurité sur le mode « avoir » est contraint à vivre dans l’insécurité. Comme sa sécurité repose sur ce qu’il « a », et que tout ce qu’il possède peut être perdu, il est obsédé par l’idée de tout perdre. De ce fait, il est perpétuellement inquiet envers ceux qui menacent ses biens et sa propriété (voleurs, crise économique, révolution, mort, etc.) Étant donné que mourir s’apparente à une dépossession, celui qui a construit son existence sur le mode « avoir » a souvent peur de la mort.
L’angoisse et l’insécurité engendrées par la peur de perdre sont absentes de la sécurité fondée sur le mode « être ». La sécurité sur le mode « être » repose sur les qualités, les aptitudes et les connaissances que l’individu a développées au cours de ses expériences, de sa formation, de ses lectures et de ses réalisations. Sa sécurité ne repose donc pas de ce qu’il « a », mais sur ce qu’il « est ». Si je suis ce que « je suis », et non ce que « j’ai », personne ne peut menacer ma sécurité. Se fortifiant dans la pratique, l’action et la réflexion sur soi, la sécurité sur le mode « être » ne peut pas être menacée par quelque chose d’extérieur (voleur, révolution, crise économique, etc.) Elle peut être menacée par le manque de confiance en soi, l’ignorance, les tendances régressives (absence de volonté et paresse) et la résignation qui sont des tendances propres à l’individu.
Comment satisfaire le besoin d’estime de soi ?
La satisfaction du besoin d’estime de soi est également indispensable au bon développement de l’individu. À la fin du 19e siècle, Thorstein Veblen avait déjà constaté que les motifs de la compétition et de la rivalité ne sont rien d’autre que la recherche de la gloire, du prestige et des honneurs qui contribuent à nourrir l’estime de soi. « Le motif qui se trouve à la racine de la propriété, c’est la rivalité ; c’est la même qui continue à agir dans cette institution qu’il a fait naître, et dans le déploiement de tous ces traits de la structure sociale qui touchent à l’institution de la propriété. La possession des richesses confère l’honneur : c’est une distinction provocante. ».
Afin de nourrir l’estime qu’il a de lui, l’individu rentre en compétition avec ses semblables pour susciter l’envie et l’admiration d’autrui, conquérir le pouvoir et se distinguer des autres en s’élevant dans l’échelle sociale. Pour sortir de l’incognito de la masse et du « nous » collectif, l’individu défend son droit à l’autonomie et à la liberté. Comme il cherche à se distinguer des autres en exprimant la singularité de son « je » individuel, il ne supporte ni les uniformes, ni de se conformer à un groupe ou aux normes sociales.
Le besoin d’estime de soi étant anthropologique, il concerne aussi bien les sujets qui vivaient aux États-Unis ou en URSS, au 3e ou au 21e siècle, dans une société tribale ou un pays développé. Ces modèles de société et de civilisations se distinguent par les moyens mis en œuvre pour les satisfaire : la chasse, la guerre, la religion, la politique, le travail, la consommation et les activités artistiques, intellectuelles, manuelles, sportives, etc. Les moyens d’affirmer sa réussite et de se distinguer des autres peuvent être matériels (voiture, vêtement, yacht, jet privé, etc.) ou immatériels (statut social, marque prestigieuse, diplôme, médaille, titre de noblesse, organiser des fêtes, etc.).
Ainsi, dans la pratique, un individu peut être estimé pour ce qu’il « est » ou ce qu’il « a ». Celui, qui suscite de l’intérêt pour son titre de noblesse, son argent, ses biens matériels ou son statut social, est davantage reconnu pour ce qu’il « a » que pour ce qu’il « est ». Celui qui conduit une voiture de marque (BMW, Mercedes, etc.) instrumentalise ce qu’il « a », pour affirmer sa réussite, se distinguer des autres et susciter l’envie. Comme le fait remarquer Henri Laborit « Dans notre monde, ce ne sont pas des hommes que vous rencontrez le plus souvent, mais des agents de production, des professionnels. Ils ne voient pas non plus en vous l’homme, mais des concurrents, et dès que votre espace gratifiant entre en interaction avec le leur, ils vont tenter de prendre le dessus, de vous soumettre. ». Pour nourrir l’estime qu’il a de lui, il est dépendant de la jalousie, de la convoitise et de l’envie d’individus aussi soumis et dépendants que lui au mode « avoir ». Souvent, derrière la compétition pour le pouvoir ou la réussite sociale se cache le symptôme d’un manque affectif ou d’un besoin de reconnaissance disproportionnée lié à l’enfance. Étant davantage le symptôme d’un manque, d’une frustration ou d’un vide intérieur, que le résultat de l’affirmation de soi, la réussite ne le comblera pas. S’il n’en prend pas conscience, l’individu risque de gaspiller son temps à combler ses manques grâce à la réussite financière, professionnelle et matérielle. À terme, s’il a « réussi », il aura peut-être le respect des autres pour ce qu’il « a », mais il ne s’aimera toujours pas pour ce qu’il « est ». Étant dépendant de ce qu’il « a » pour s’aimer et être aimé et ne s’aimant pas pour ce qu’il « est », il aura des difficultés à susciter l’amour et l’amitié pour ce qu’il « est ». Étant dépendant de ce qu’il « a » et du regard extérieur pour nourrir l’estime qu’il a de lui, il ne pourra jamais accéder au stade de la réalisation de soi…
À l’inverse, celui qui suscite l’estime de son entourage pour ses qualités, sa maîtrise, ses compétences, ses aptitudes, sa force et ses faiblesses est davantage estimé pour ce qu’il « est » que pour ce qu’il « a ». Le guerrier qui maîtrise le maniement des armes, l’entrepreneur qui développe son activité, l’acteur qui joue Hamlet, etc., sont davantage reconnus pour ce qu’ils « sont » que pour ce qu’ils « ont ». Étant le résultat d’un long travail d’apprentissage, la maîtrise d’une activité (métier, art, sports, etc.) s’inscrit dans le corps et l’esprit.
Comme l’apprentissage nécessite de lui consacrer du temps, la ressource indispensable à la satisfaction du besoin d’estime sur le mode « être » est le temps libre.
Article recomposé à partir de Mettre l’économie au service de l’émancipation de l’Homme.